[f° 66 - 68-70. 150/34. Papier et disposition comme du ms. Le début est encadré et barré en croix. Ce texte apprtient au même ensemble que les folios 64-65.]

 

Comprachicos est un mot castillan composé qui signifie «les achète-petits».

Les Comprachicos faisaient commerce des enfants.

Ils en achetaient et ils en vendaient.

Lorsqu'ils en manquaient, et que la marchandise n'était pas offerte, ils en volaient. [paragraphe corrigé en "Ils n'en volaient pas. Le vol des enfants était une autre industrie."]

Et que faisaient-ils de ces enfants?

Des monstres.

Pourquoi des monstres?

Pour rire. [Tout ce début est encadré et barré en croix, et employé en 0, 2, 1, f° 21.]

["Le bouffon de cour est un fait mixte;" phrase en addition] Le bouffon de cour, pris comme produit physique, indique [remplace "+ + + médité, révèle"] , chez ceux qui l'ont inventé, une forte préméditation. C'est une être hideux. [phrase entre barres verticales d'hésitation] On le suppose fortuit; point; il est voulu. ["Brusquet, qui lardait par derrière le manteau de Strozzi, Corcovita,": ajouté] Triboulet, [barré] Lepelu, Milletoits, Staviraza, [barré] Brusquet [corrigé en "Pedason"] , tous ces porte-marottes, ont été d'efficaces amuseurs des trônes [corrigé en "du trône"]; ils ont fait éclater de rire l'ennui royal l'un par sa claudication, l'autre par ses verrues, l'autre par son bégaiement, l'autre par ses omoplates trop hautes et trop étroites contenant la phtysie, etc. On se tromperait si l'on croyait que ces chefs d'oeuvre [rétabli après avoir été barré] de la difformité parfaite [corrigé en "achevée" puis en "complète, absolue et irréprochable"] sont des créations pures et simples de la nature. La nature n'a pas tant de talent que cela. L'art l'a aidée. La nature ébauche volontiers l'horrible, mais pour achever le monstre, il faut l'homme.

C'est à cela que servaient les comprachicos. [A hauteur de cette phrase, en marge, au crayon, un trait délimite la portée de l'instruction: "couper depuis là".] ["La nature ne faisant [corrige "fait"] point de monstres parfaits, les comprachicos comblaient cette lacune." phrase ajoutée] ["En Angleterre, après la restauration des Stuarts, un besoin social s'était manifesté [corrige "était +"]; un profond besoin de joie. Dans l'antiquité ["Dans..." ajouté], au moyen âge, et jusqu'au dix-huitième siècle [ajouté], ce besoin de joie, propre à ce qu'on nomme les hautes sphères, a produit les bouffons de palais. Les princes et les seigneurs ne pouvaient se passer de ce complément.": addition] Un besoin social s'était montré [corrigé "manifesté] ; un profond besoin de joie. Etre puissant, être jeune [corrigé "beau"], être beau [corrigé "jeune"], être bien portant, ne suffit pas; c'est même fastidieux, si l'on n'a pas près de soi le pauvre [barré], le faible, le laid, le vieux, le malade, pour s'en amuser [corrigé "en jouer" et variante sans choix: "jouer avec"]. L'infortune [le texte se poursuit, en première rédaction, au f° 67 qui a été mis au net au f° 68, puis employé à recevoir des notes et placé dans un autre dossier comme l'indique sa cote Gatine.]

[f° 68. 150/35. Papier et disposition du manuscrit. Ce folio commence par la mise au net du f° 67v.]

d'autrui, douce comparaison perpétuelle qui rehausse votre félicité. Vous avez le quine du bonheur, celui-ci a le quine du malheur ; assaisonnement. Ainsi s'efface la monotonie de la prospérité sans ombre; il y a dans votre destinée quelqu'un de malheureux, qui n'est pas vous. Par dessus le marché, forcez ce misérable à rire ; confrontez son rire avec le vôtre ; ajoutez à votre gaîté hautaine, composée de tous les triomphes [corrige "toutes les jouissances"] et d'aucune pitié, cette gaîté ["humiliée et" barré] soumise, formée d'un tas de souffrances et pleine de rage, démêlez cette rage insubmersible sous votre joie, amusez-vous à toucher du doigt l’impuissance de cet ennemi qui vous caresse, ["et" barré] de cette morsure qui vous baise, et vous verrez quel redoublement d'extase [remplace "de volupté et de triomphe"] il y aura en vous. ["Là où il n'y a pas de matière," mis entre barres verticales et barré] Volupté et cruauté sont synonymes. Sentir souffrir, et voir rire, quel raffinement. Le bouffon de cour procure aux maîtres cette satisfaction. [phrase substituée en correction immédiate à une autre, inachevée et rerprise plus bas: "Ajoutez + + + + + + plénitude, l'orgueil que vous donne"] Cet amuseur est un torturé. C'est le banni, il entre, et il reste le banni. Complication ["profonde" barré] de jouissance [corrige "satisfaction"].

Ajoutez à ce mystère de délices la plénitude d'orgueil que vous donne l'humiliation d'un autre. Son grotesque vous constate sublime. C'est votre preuve faite par votre contraire. C'est mieux que votre extrême qui vous touche, c'est votre extrême qui vous cajole. C'est la certitude de vos félicités qui vous arrive concrétée dans une misère consentante. Adhésion farouche d'un éclat de rire. Rien ne vous affirme à vous-même comme cette présence gaie du malheur.

Cette résignation est votre prisonnière. [phrase ajoutée] Ce malheur est votre vaincu. [corrige point-virgule] Il traîne une chaîne mélodieuse pour vos oreilles. Sans que vous vous en rendiez bien compte [faux départ: "cette angoisse prosternée et vile"] (—car vous n'êtes pas méchant—) [parenthèse mise entre barres verticales], cette angoisse prosternée et vile, cette douleur admise à vos fêtes, cette détresse complaisante soulignant tout ce que vous avez avec tout ce qui lui manque, ce désespoir folâtrant pour vous distraire, dégage en vous une vague et enivrante [corrige "exquise"] conscience de votre suprématie.

Autre jouissance, prise encore [déplacé] plus profondément ["encore" barré], c'est-à-dire plus bas : ce bouffon est un homme ; ce monstre [f° 69. 150/36] est une âme. En dessous il grince et rugit, car jamais l'esclave ne rit. Il ricane. Ce qui rit, c'est le maître. Il y a de la protestation dans le ricanement. Parfois la vengeance est derrière. Or cela vous plaît. Cette sourde menace a juste la quantité de pointe qu'il faut pour chatouiller. ["car jamais...": addition] Ce bouffon [corrige "Il"] vous hait, et vous le savez, et vous le voulez. S'il ne vous haïssait pas, son adoration aurait moins de saveur. C'est une sorte de sel terrible qui ôte la fadeur [en sc. sur +] à ce flatteur. Vous tenez à en être abhorré. Vous entendez qu'il soit hypocrite. Aussi est-ce un coeur [corrige "une âme"] étrange. Quel Tartuffe qu'un Tartuffe par ordre ! Ce Tartuffe, vous le pénétrez, et vous avez cette volupté [corrige "ce plaisir"] âcre et bizarre d'être son jouet, sans être sa dupe. Vous êtes son pantin, mais il est le vôtre. Vous vous donnez le plaisir de regarder dans la transparence d'un traître. Quel aquarium qu'une âme!

Ce qu'on y voit vivre, ce qu'on y voit croître, ce qu'on y voit flotter, est effrayant. [paragraphe ajouté]

Cette eau trouble, vous pêchez dedans. Ce [en sc. sur "Son"] masque, vous vous voyez à travers. La fureur qui est dessous, vous charme. Si ce monstre vous aimait, vous le chasseriez. Il manquerait à son devoir. [phrase ajoutée] Où serait votre triomphe? Puisqu'il est votre piédestal, il faut qu'il soit votre jaloux. Se faire rehausser par son envieux, plaisir profond. Le miasme devenu encens, c'est exquis. L'avortement de la haine amuse.

Otez-lui sa haine, vous vous ôtez votre joie. C'est précisément de sa rage que vous riez surtout, et du vrai rire inextinguible. Être une idole abhorrée, quelle souveraineté! [phrase ajoutée] Un chat humain qu'on a entre les jambes, une adulation [corrige "idolâtrie"] alimentée d'exécration latente, l'acceptation par un infirme du mépris jovial sans miséricorde, une bosse qui fait le gros dos, la sombre dignité qui est dans le malheur abdiquant, le ridicule consentant à être risible, le tragique se déclarant comique, l'idée que vous vous faites des inexprimables pensées de cet homme quand il est seul, voilà de quoi vous tenir les côtes ! voilà de quoi faire montrer leurs belles dents à toutes ces jolies femmes de vos plaisirs, qui fixent par le féminin le sens du mot courtisan. Rire, la bonne chose ! Or, le rire naît toujours d'un contraste, et le plus irrésistible des contrastes, c'est le malheureux singeant la joie et la produisant sans l’avoir ["et faisant comme Dieu quelque chose de rien," addition abandonnée] c'est le malade mettant un grelot à sa maladie, c'est le patient de toutes les tortures décomposant son cri en chanson pour vos vices et en hymne à vos gloires, c'est l'agonie voulant plaire.

Voilà, en fait de satisfaction, la sensation suprême ["en fait de..." corrige "le suprême chatouillement"]. Toute l'antique hilarité ["olympienne" barré] princière, féodale et financière [f° 70. 150/37] est là. Le pauvre est le condiment du riche. Rien de plus formidable [corrige "terrible].

Allons plus loin. [paragraphe ajouté]

Cela est royal, sans aucun doute, et en même temps, car le philosophe ne s'arrête pas aux rois, cela est humain. (Humain, dans de certains cas, signifie inhumain.) [addition ou correction, barrée et non lue, de la ligne qui suit] Ce repoussoir se résout en embellissement. Il existe des ombres [variante sans choix: "noirceurs"] illuminantes. Le reflet colorant, quel mystère ! [phrase; oubliée?, en addition] Un grand veut un nain ; une belle veut un magot. Une jeune se complète d'une vieille ; de là la duègne. Un certain resplendissement de la beauté résulte des difformités juxtaposées. C'est plus que de l'éclat, c'est de l'explosion. Une blanche se farde d'une négresse. Quelle est laide ! accentue Qu'elle est belle ! Lois tristes. [variante abandonnée ou faux départ: "profondes"]

Si la laideur n'existait pas, la beauté existerait moins. [paragraphe ajouté]

Une infirmité fait valoir une force. Des [corrige "De certaines"] jovialités ineffables sortent de ce qu'il y a de plus lamentable dans le contraste; l'obscénité de la chanson se double de la castration du chanteur. Une soif avoisine à propos un assouvissement. Sans ce ["reflet" barré en correction cursive] voisinage l'assouvissement serait satiété. Tantale accroît Jupiter. Vulcain bancal rend plus léger Mercure ailé. Tous les haillons font ce plaisir à toutes les pourpres.

Une certaine flatterie aux heureux consiste à être horrible. Ce rôle sacrifié, dans les beaux temps, monarchiques, le peuple le joue. Il est populace. Comme ses guenilles font bien, au dernier plan, [", au dernier plan," ajouté] au fond! Bâtissez Versailles avec la chair et le sang de ces affamés, et, le jour de votre fête, pour voir leurs coups de poing autour d'un saucisson, jetez-leur de quoi manger ["qu'ils ramasseront" barré] dans la boue. [L'idée est notée dans un fragment au bas du f° 67: "Bâtissez Versailles avec le sang et la chair de ces affamés, et comme le jour de vos fêtes jetez leur des saucissons qu'ils ramasseent dans la boue."] On en rit, jusqu'à qu'on en tremble. [la phrase corrige "Cela a un lendemain. On rit jusqu'à ce qu'on tremble."] [Un trait au crayon est tracé entre ces deux paragraphes, assorti de l'indication: "jusqu'ici".]

La société, tant qu'elle a été monarchique, a été [", tant qu'elle..." corrige "au dix-septième siècle était encore quasi féodale. Elle était"] si joyeuse qu'il lui fallait des monstres. De ce besoin d'hilarité résulte, nous venons de le dire, [cette incise entre crochets au crayon] le bouffon de cour, toujours difforme. On cherchait des monstres dans ce qu'on nommait ["ce qu'on nommait" ajouté au crayon; "De ce besoin...": addition; elle se substitue à une addition antérieure: "De là le bouffon de cour, toujours difforme." qui complète ou corrige "On en cherchait dans"] cette populace ; on y trouvait des à-peu-près, qu'on perfectionnait. Comme nous l'avons expliqué, ["Comme...": corrige "Comme nous venons de l'expliquer," et est placé entre crochets] le désoeuvrement, l'oisiveté, ["+," barré] la toute-puissance décontenancée à force d'être repue, voulaient [mis au pluriel] des hochets. Le bâillement de l'Olympe est une sommation aux misérables. Amusez-nous! disent les dieux. Il fallait des passe-temps aux maîtres; des souffre-bonheur; ce qui est plus lugubre que des souffre-douleur. Demande d'un côté, offre de l'autre. En haut, une opulence effrénée, en bas une indigence désespérée. L'indigence vendait ses petits à l'opulence.

L'opulence en faisait ce qui lui plaisait.